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Pas d’échappatoire  La militarisation du genre à des fins de répression numérique transnationale

Ce document est une traduction informelle de certaines sections du rapport, en particulier l’introduction, un résumé de haut niveau de nos conclusions et des recommandations politiques. Ce n’est pas une traduction complète du rapport et, en tant que traduction informelle, elle peut contenir des inexactitudes. Cette traduction n’a pour but que de fournir une compréhension générale de notre recherche. En cas de différence ou d’ambiguïté, la version anglaise de ce rapport prévaut. La version originale en anglais est disponible ici.

Remerciements

Ce projet a été supervisé par le professeur Ronald Deibert, chercheur principal, dans le cadre du protocole d’éthique de la recherche de l’Université de Toronto n° 42719, « The Gender-Dimensions of Digital Transnational Repression » (Les dimensions sexospécifiques de la répression numérique transnationale).

Nous remercions tous les participants à la recherche qui ont généreusement pris part aux entretiens pour ce rapport et qui nous ont fait part de leurs expériences personnelles. Leurs histoires témoignent du courage nécessaire pour s’engager dans la défense des droits de la personne, et nous leur sommes reconnaissants d’avoir accepté de nous parler.

Nous remercions également Este Orantes Migoya pour son aide à la traduction; Cynthia Khoo, Alice Nah, Alexandra Haché et Katty Alhayek pour leur évaluation par les pairs de ce rapport; Adam Senft et Céline Bauwens pour la relecture et l’aide apportée au processus de publication; Bill Marczak, Bahr Abdul Razzak, John Scott-Railton et Alberto Fittarelli pour leur aide dans les enquêtes numériques; Snigdha Basu, Alyson Bruce et Mari Zhou pour leur aide dans la conception et la mise en forme de ce rapport; et Ryookyung Kim pour les graphiques.

À propos du Citizen Lab, Munk School of Global Affairs & Public Policy, Université de Toronto

Le Citizen Lab est un laboratoire interdisciplinaire situé à la Munk School of Global Affaires & Public Policy de l’Université de Toronto, qui mène des activités de recherche, de développement et d’engagement stratégique et juridique de haut niveau à la croisée des technologies de l’information et de la communication, des droits de la personne et de la sécurité mondiale.

Nous appliquons une approche de « méthodes mixtes » à nos recherches, en combinant des approches issues des sciences politiques, du droit, de l’informatique et des études régionales pour : enquêter sur l’espionnage numérique contre la société civile; documenter le filtrage de d’Internet et d’autres technologies et pratiques qui ont un effet sur la liberté d’expression en ligne; analyser les contrôles de la vie privée, de la sécurité et de l’information des applications populaires; et examiner les mécanismes de transparence et de responsabilité relatifs à la relation entre les entreprises et les organismes publics concernant les données personnelles et d’autres activités de surveillance.

Contexte de notre programme de recherche sur la répression numérique transnationale

L’histoire de Noushin

Noushin1 travaille pour un site Web d’actualités géré par des journalistes iraniens de la diaspora. Elle couvre la situation des droits de la personne en Iran et le régime de Téhéran considère ses reportages comme une menace. Elle reçoit régulièrement des messages d’hameçonnage visant à pirater son courriel et ses comptes de médias sociaux. Noushin est également fréquemment victime de harcèlement en ligne et d’insultes sexistes. Des comptes malveillants ont menacé de la violer, de la mettre dans un sac et de l’emmener en Iran. Mais l’attaque la plus choquante a eu lieu lorsque quelqu’un a trouvé le profil de son fils sur les médias sociaux et lui a envoyé des images explicites, menaçant d’agresser sa mère devant lui.

Ces attaques, dont Noushin estiment orchestrées par le régime iranien et ses partisans, sont parfois amplifiées par des sites Web affiliés aux extrémistes de la République islamique. Ses parents, qui vivent en Iran, ont également reçu des menaces. Les violences et la diffamation sont très préoccupantes. « Ils visent à diminuer la confiance en soi et à pousser l’individu hors du lieu qu’il occupe », nous a confié Noushin. Lorsqu’elle est attaquée, elle réduit sa présence sur les médias sociaux, a du mal à se concentrer et se sent vulnérable, craignant même une agression physique alors qu’elle vit en Europe.

Aussi troublante soit-elle, l’expérience de Noushin — qui a été décrite sous le terme de « répression numérique transnationale » — n’est malheureusement pas un cas unique. La répression numérique transnationale survient lorsque les gouvernements utilisent les technologies numériques pour surveiller, intimider et réduire au silence les dissidents en exil et les communautés de la diaspora. Il est apparu comme un domaine de préoccupation essentiel dans le contexte des menaces numériques contre les droits de la personne, du rétrécissement de l’espace civique et de l’ingérence autoritaire dans les sociétés démocratiques. Elle s’inscrit dans la pratique plus large de la répression transnationale, qui consiste pour les États à utiliser des méthodes telles que le harcèlement, la coercition par procuration, l’enlèvement et les tentatives d’assassinat, afin de contrôler et de réduire au silence la dissidence en dehors de leur territoire2.

Les recherches du Citizen Lab sur la répression numérique transnationale

Les recherches du Citizen Lab sur la répression numérique transnationale ont débuté en 2010 sous la forme d’une étude de quatre ans sur les menaces numériques ciblées contre les groupes de la société civile, dont les organisations communautaires tibétaines en exil3. À l’époque, aucun terme n’était spécifiquement utilisé pour décrire la pratique des États autoritaires consistant à cibler systématiquement les dissidents à l’intérieur et à l’extérieur des frontières territoriales de l’État. En 2018, les chercheurs de Citizen Lab ont analysé l’appareil du dissident saoudien Omar Abdulaziz, un résident permanent canadien dont nous avons découvert que le téléphone avait été infecté alors qu’il étudiait à Montréal. Abdulaziz, ainsi que d’autres cibles de Pegasus, ont décrit les importantes répercussions émotionnelles et sociales négatives de ces menaces numériques pendant leur exil4.

À la suite de ces discussions, le Citizen Lab a lancé un volet de recherche spécifique pour approfondir cette pratique, en commençant par une étude sur la répression transnationale numérique contre les communautés d’exilés et de diasporas au Canada5. En menant cette recherche, nous avons remarqué que les femmes, en particulier, étaient confrontées à une forme unique de ciblage visant à les humilier et à les intimider par des commentaires désobligeants et d’autres menaces liées à leur genre, à leur corps et à leur sexualité. L’intérêt du Citizen Lab pour l’étude de cette question particulière — les répercussions de la répression numérique transnationale sur les femmes défenseures des droits de la personne et dissidentes en exil — a inspiré le présent rapport.

Examiner de nouvelles dimensions : Répression numérique transnationale fondée sur le genre

En nous appuyant sur nos recherches antérieures et sur les contributions d’autres chercheurs dans ce domaine, notre objectif dans cette nouvelle étude est de comprendre les risques de sécurité et les préjudices causés par la répression transnationale numérique contre les femmes défenseures des droits de la personne en exil et en diaspora. Nous utilisons le terme « femmes défenseures des droits de la personne » pour décrire les femmes en exil ou dans la diaspora qui travaillent sur toute question relative aux droits de la personne en relation avec leur pays d’origine. Cela inclut également les acteurs de la société civile qui ne s’identifient pas forcément comme des défenseurs des droits de la personne en tant que tels (comme les journalistes). Notre recherche se concentre sur les défenseurs qui s’identifient comme des femmes (cis/trans), des personnes non binaires et des individus de genre divers.

En nous appuyant sur les expériences vécues par 85 femmes défenseures des droits de la personne originaires de 24 pays et résidant dans 23 États hôtes, nous examinons comment le genre et la sexualité jouent un rôle central dans la répression transnationale numérique. Nous appelons cette dimension spécifique de la répression transnationale la répression numérique transnationale fondée sur le genre. Cette étude contribue aux recherches existantes sur la répression transnationale et l’autoritarisme en examinant les façons particulières dont les acteurs étatiques et affiliés à l’État déploient les technologies numériques et militarisent le genre comme outil de répression contre les femmes défenseures des droits de la personne résidant en dehors de leur pays d’origine. Nous mettons en lumière les nouvelles formes de violence fondée sur le genre et facilitées par la technologie à l’encontre des exilés politiques et des membres de la diaspora, ainsi que l’effet de cette pratique sur les individus et les communautés ciblés.

Nous constatons que les femmes défenseures des droits de la personne en exil et en diaspora ciblées par la répression numérique transnationale sont confrontées non seulement aux mêmes menaces numériques que leurs homologues masculins, mais aussi à des formes de harcèlement, de violence et d’intimidation en ligne spécifiques à leur genre. Il en résulte des préjudices disproportionnés qui vont des revers professionnels, de la stigmatisation et de l’isolement social à l’érosion des relations intimes, aux troubles émotionnels profonds et aux traumatismes psychologiques. La répression numérique transnationale fondée sur le genre implique aussi souvent l’amplification et l’exploitation de normes patriarcales bien ancrées concernant le corps, la sexualité, le comportement des femmes et les notions d’honneur familial, ce qui peut conduire à d’autres formes de violence et de discrimination.

Les études sur la violence fondée sur le genre facilitée par la technologie attribuent généralement la violence en ligne contre les femmes aux idées misogynes et aux normes patriarcales de la société qui sont reproduites et étendues grâce aux technologies numériques6. Notre recherche met en évidence la manière dont les acteurs étatiques ou affiliés à l’État s’appuient sur cette misogynie et ce patriarcat pour initier et perpétrer des actes répressifs dans un but politique distinct : faire taire la critique et la dissidence au-delà de leurs frontières.

L’implication de l’État ou d’acteurs affiliés à l’État dans ces pratiques exacerbe encore les asymétries de pouvoir entre les délinquants et les victimes, augmentant les risques pour la sûreté, la sécurité et les droits fondamentaux des femmes ciblées. Les États disposent des ressources et de la volonté politique nécessaires pour s’engager dans une surveillance invasive ou organiser des campagnes coordonnées de diffamation et de harcèlement en ligne qui peuvent avoir de graves répercussions sur le bien-être psychosocial et la carrière professionnelle des personnes visées. En outre, ils sont également susceptibles de donner suite aux menaces en ligne contre une dissidente en exil, par exemple en harcelant, en détenant, voire en tuant sa famille dans son pays d’origine, en incitant les loyalistes du régime et les groupes chauvins de la diaspora, ou en envoyant des hommes de main pour l’agresser physiquement. Enfin, il est plus difficile de demander des comptes aux États car, contrairement aux individus ou aux entreprises qui se livrent à la violence en ligne contre les femmes, ils peuvent bénéficier d’une immunité contre les poursuites civiles devant les tribunaux nationaux.

En outre, l’identité croisée des personnes visées par la répression numérique transnationale fondée sur le genre — à savoir leur sexe, leur race, leur appartenance ethnique, leur statut d’immigrant et leur classe socio-économique dans le pays de résidence, entre autres — entraînent une vulnérabilité accrue. Les femmes dissidentes en exil ou en diaspora ne disposent souvent pas de réseaux sociaux solides ni de structures de soutien dans leur État hôte, ce qui les rend encore plus isolées et exposées à la répression de l’État. Leurs liens sociaux avec certaines communautés de la diaspora, qui peuvent déjà avoir des opinions restrictives sur l’activité publique des femmes, ainsi que les politiques migratoires de plus en plus hostiles des pays d’accueil dans des régions telles que l’Amérique du Nord et l’Europe, peuvent créer des lacunes supplémentaires dans la protection de ces femmes contre le bras long de leur État d’origine répressif.

Ces dimensions uniques de la répression numérique transnationale fondée sur le genre appellent des réponses qui tiennent compte à la fois des risques intersectionnels des femmes ciblées par la violence en ligne et des défis spécifiques de la lutte contre la répression transnationale autoritaire. En examinant l’interaction entre les technologies numériques, l’autoritarisme et les menaces fondée sur le genre à l’encontre des femmes dissidentes en exil et en diaspora, notre recherche vise à mettre en lumière la dynamique et les répercussions de la répression numérique transnationale fondée sur le genre et à contribuer à des stratégies plus efficaces de prévention et d’atténuation.

Principales conclusions

Dans cette section, nous présentons quelques-unes des principales conclusions du rapport concernant les technologies utilisées dans le cadre de la répression numérique transnationale, les profils et motifs potentiels des auteurs, la nature sexospécifique des attaques et menaces numériques subies par les participants à la recherche, ainsi que les conséquences :

  • Technologies et techniques utilisées dans le ciblage numérique : Les militants sont ciblés numériquement au moyen d’une série d’outils et de techniques, notamment la surveillance des médias sociaux, le piratage d’appareils électroniques ou de comptes de médias sociaux, le harcèlement en ligne et la désinformation, ainsi que l’utilisation d’informations fausses ou privées pour les discréditer.
  • Profil des auteurs de violences : Les auteurs de violences, tels qu’identifiés par les personnes interrogées7, allaient des acteurs gouvernementaux, des trolls soutenus par l’État, des comptes inauthentiques et des partisans du régime à d’autres membres de la diaspora ayant des idées chauvines et misogynes.
  • Dimensions sexospécifiques des menaces et des attaques en ligne : Les participants ont été exposés à des attaques et menaces en ligne sexistes, notamment des insultes sexuelles, du harcèlement, des commentaires vulgaires sur les plateformes de médias sociaux, des messages contenant des fantasmes sexuels détaillés, des menaces de viol et des attaques liées à la vie personnelle des cibles, qui reflétaient des idées profondément patriarcales et tentaient de priver les femmes de la possibilité de s’exprimer sur des questions politiques et sociales.
  • Motifs et déclencheurs de la répression numérique transnationale fondée sur le genre : Les menaces visaient généralement les femmes défenseures des droits de la personne qui étaient en mesure de mobiliser l’attention internationale, ce qui a porté atteinte à la réputation des gouvernements autoritaires et a accru la surveillance extérieure. De nombreux participants à la recherche ont établi un lien direct entre les menaces qu’ils ont subies et leur travail sur les abus de pouvoir et les violations des droits de la personne perpétrés par le gouvernement de leur pays d’origine. Les attaques étaient également dirigées contre les femmes qui, par leur présence et leur expression en ligne, remettaient en question la censure de l’État et les normes patriarcales de leur pays d’origine.
  • Effets de la répression numérique transnationale fondée sur le genre : santé mentale, bien-être et relations sociales : Les attaques numériques subies par les personnes interrogées ont eu des répercussions sur leur santé mentale et leur bien-être. Elles ont décrit des sentiments d’épuisement, de stress et d’anxiété, notamment l’épuisement professionnel, l’insomnie et la dépression. Les attaques ont également profondément altéré le sentiment de sécurité des femmes et leurs relations sociales. Les relations avec les familles et les partenaires se sont détériorées sous l’effet du stress et de l’incertitude causés par le harcèlement, les attaques et la surveillance en ligne. La méfiance qui s’est infiltrée dans les communautés de la diaspora et les réseaux en ligne a conduit les participants à la recherche à s’isoler et à se replier sur eux-mêmes.
  • Répercussions de la répression numérique transnationale fondée sur le genre : santé mentale, bien-être et relations sociales : Les participants à la recherche qui ont été exposés à des campagnes de diffamation s’inquiètent des conséquences négatives d’un tel ciblage sur leur travail, en particulier de sa capacité à saper leur réputation et leur crédibilité. Beaucoup ont commencé à douter du coût de l’activisme et à se demander si cela valait la peine de continuer. La détérioration de leur santé mentale a eu des répercussions sur leur productivité et leurs habitudes de travail. Certains ont été contraints de se retirer, au moins temporairement. D’autres personnes interrogées, en revanche, ne semblent pas découragés. Ces participants à la recherche ont vu dans les attaques contre eux un signe que leur travail avait un effet sur le régime et ses affiliés. Cependant, même lorsqu’ils ont continué à militer, les participants à la recherche ont dû constamment évaluer et gérer les risques associés. Craignant d’être espionnés et surveillés, certains ont renoncé à participer à des rassemblements plus importants avec d’autres exilés. Au lieu de s’exprimer en public, d’autres se sont engagés dans la recherche et l’écriture, dans l’organisation en coulisses ou se sont rencontrés dans des cercles plus restreints et de confiance.
  • Gestion des risques de sécurité – pratiques sécuritaires et changements de comportement : Les participants à la recherche ont pris un certain nombre de mesures pour atténuer les effets néfastes des attaques numériques. Ils ont adapté leur comportement en ligne et se sont appuyés sur différents outils et pratiques d’hygiène numérique. Cependant, la charge de ce « travail préventif »8 repose clairement sur les épaules des participants à la recherche ciblée. Ils évaluaient constamment les risques de leur environnement en ligne et devaient consacrer du temps et des efforts à la recherche de solutions de sécurité numérique et à l’amélioration de leurs protections.
  • Faire face à la répression numérique transnationale fondée sur le genre : Pour faire face aux conséquences des attaques et en atténuer les méfaits psychologiques, les participants à la recherche ont élaboré différentes stratégies d’adaptation. Ils ont essayé de renforcer leur résilience mentale, ont pris activement soin de leur santé mentale et de leur bien-être, et ont cherché du soutien auprès de leur famille, de leurs amis et de leurs pairs. Ces réponses ont entraîné des coûts émotionnels, sociaux et professionnels, nécessitant des efforts et des ressources considérables de la part des personnes ciblées.
  • Rechercher le soutien des États hôtes : Les autorités de l’État hôte continuent à apporter un soutien insuffisant aux personnes interrogées. Ce déficit de protection est encore plus important pour les femmes victimes de menaces fondées sur le genre de la part d’acteurs étatiques dans leur pays d’origine, car les forces de l’ordre ne comprennent souvent pas les motivations politiques de ces attaques et n’ont pas la sensibilité nécessaire en matière de genre et de race pour aider les victimes de harcèlement en ligne. Par conséquent, de nombreux participants à l’étude doutent des avantages qu’il y a à signaler les incidents à la police dans leur pays de résidence.
  • Plateformes de médias sociaux et répression numérique transnationale fondée sur le genre : Les participants à la recherche s’appuient sur les grandes plateformes de médias sociaux pour l’échange d’informations, le plaidoyer et le militantisme. Par conséquent, ces plateformes ont également été les principaux sites de menaces et d’attaques. Les auteurs de violences ont exploité les possibilités techniques des plateformes, en manipulant les fils d’actualité pilotés par la foule et les algorithmes pour diffuser de manière virale des actes de harcèlement et de diffamation. La modération du contenu des plateformes n’a souvent pas permis de détecter et de prévenir le harcèlement en ligne, en particulier en dehors du contexte des communautés anglophones. Certaines personnes interrogées ont signalé que leur compte avait été pris en charge ou bloqué par de faux rapports de masse. Ils se sont souvent sentis abandonnés car les plateformes n’étaient pas réactives. Dans l’ensemble, les militants ont éprouvé de l’incertitude et de l’anxiété quant à la manière de protéger leurs comptes et leur contenu, ce qui ajoute au fardeau psychologique des menaces numériques.

Recommandations politiques

Ces dernières années ont été marquées par une réponse croissante — bien qu’insuffisante — à la répression transnationale, y compris la répression transnationale numérique, de la part des États hôtes où résident les communautés ciblées. Dans la mesure où les États hôtes ont adopté certaines mesures politiques spécifiques, il s’agit d’évolutions positives qui suggèrent une compréhension émergente des répercussions négatives de la répression transnationale sur les droits de la personne, la démocratie et l’état de droit. Mais il reste encore beaucoup à faire. Comme nous l’avons vu dans la section précédente, les États hôtes donnent la priorité aux intérêts stratégiques, économiques et autres sur les droits de la personne; on n’a pas fait suffisamment d’efforts pour aborder la répression transnationale dans la législation et la politique et en particulier du point de vue des droits de la personne. En outre, les entreprises de médias sociaux ne semblent pas aborder directement la répression transnationale numérique dans les lignes directrices et les politiques communautaires et sont en outre criblées de problèmes d’application qui suggèrent un intérêt plus grand à se conformer aux demandes de l’État qu’à travailler de manière significative et collaborative avec les droits de la personne et les organisations de la société civile pour protéger les dissidents, la diaspora et d’autres communautés vulnérables.

Les chercheurs ont formulé une série de recommandations pour lutter contre la répression transnationale, y compris ses dimensions numériques et la prolifération des logiciels espions9. Ces recommandations s’adressent à divers acteurs dans le cadre de la répression transnationale, notamment les États hôtes, les médias sociaux et les entreprises technologiques, ainsi que les organisations de la société civile. D’autres recherches formulent des recommandations concrètes sur la lutte contre la violence fondée sur le genre facilitée par la technologie, en mettant également l’accent sur le rôle des gouvernements, des plateformes de médias sociaux et de la société civile dans la prévention et l’atténuation des répercussions néfastes de l’inégalité et de la violence sexistes facilitées par les technologies numériques10. Dans cette section, nous nous appuyons sur ces recommandations existantes en mettant l’accent sur la manière d’aborder la répression numérique transnationale fondée sur le genre, en nous inspirant en partie des propositions formulées par les participants à la recherche.

États hôtes

Les femmes défenseures des droits de la personne ciblées par la répression numérique transnationale fondée sur le genre ont souligné à maintes reprises le manque de ressources et de soutien des États hôtes face à la répression transnationale et à la répression numérique transnationale fondée sur le genre. Leur expérience est particulièrement marquée par l’isolement social et le manque de soutien institutionnel ou individuel pour atténuer les répercussions négatives de cette pratique. Jusqu’à présent, les réponses des États hôtes ont souvent manqué de compréhension du contexte social et politique complexe dans lequel la répression numérique transnationale fondée sur le genre a lieu et des vulnérabilités spécifiques qui découlent des identités croisées qui impliquent des questions de race, de genre, d’ethnicité, de statut d’immigrant et de militantisme. Dans ce contexte, les États hôtes doivent prendre les mesures suivantes pour lutter contre la répression numérique transnationale fondée sur le genre :

  • Distinguer explicitement la répression transnationale et ses dimensions numériques de l’ingérence étrangère et, dans toute politique adoptée à l’avenir, reconnaître spécifiquement les préjudices sexospécifiques subis par les femmes en particulier en tant que cibles de cette pratique violant les droits, et y répondre;
  • Veiller à ce que les organismes gouvernementaux adoptent une approche « pangouvernementale » pour lutter contre la répression transnationale numérique fondée sur le genre, afin de garantir que tous les organismes et institutions concernés coordonnent leurs réponses et fournissent des informations et des canaux de communication cohérents et homogènes;
  • Fournir des mécanismes de signalement facilement accessibles et sûrs, conçus pour respecter et protéger la vie privée des utilisateurs, grâce auxquels les femmes dissidentes vivant en exil ou dans la diaspora peuvent faire part aux organismes gouvernementaux compétents de leurs préoccupations concernant la répression transnationale numérique ou d’autres formes de répression transnationale dont elles sont la cible;
  • Consulter activement la société civile et les institutions et organismes publics concernés afin d’assurer un partage adéquat des informations avec les communautés d’exilés et de diasporas touchées concernant les réponses du gouvernement à la répression transnationale numérique fondée sur le genre;
  • Apporter un soutien financier et autre aux initiatives communautaires visant à lutter contre la répression transnationale numérique fondée sur le genre, comme :
    • Garantir des services de counseling individuels et de groupe facilement accessibles aux femmes dissidentes exilées et de la diaspora;
    • Soutenir le développement de groupes de soutien communautaires pour les femmes dissidentes exilées et de la diaspora et de possibilités d’apprentissage entre pairs;
    • Soutenir une formation numérique régulière et adaptée pour les femmes dissidentes en exil et en diaspora, dispensée par des organisations locales et adaptée à la GDTR et à la nature des menaces numériques subies par ces groupes.
  • Veiller à ce que les institutions et organismes concernés, tels que les services de police et de renseignement, reçoivent une formation spécifique sur la répression transnationale numérique fondée sur le genre et sur les questions liées à l’immigration et au statut juridique, afin de garantir qu’un soutien approprié soit apporté aux personnes visées par les rapports.
  • Faciliter l’accès à la justice pour les victimes de la répression transnationale numérique fondée sur le genre en modifiant, entre autres, les lois sur l’immunité des États afin de permettre aux victimes d’engager des poursuites civiles contre les États auteurs de la répression transnationale.

Plateformes de médias sociaux

Comme l’ont révélé nos recherches sur la répression numérique transnationale fondée sur le genre, les entreprises de médias sociaux sont des acteurs clés dans la pratique de la répression transnationale, car des plateformes comme X, Instagram et Facebook sont des sites où s’exerce la répression numérique transnationale fondée sur le genre. Notre évaluation des politiques et des lignes directrices des médias sociaux sur un petit nombre de plateformes montre qu’il y a peu ou pas de sensibilisation spécifique à la répression transnationale numérique (ou à la répression transnationale numérique fondée sur le genre). Les plateformes de médias sociaux doivent prendre les mesures suivantes pour commencer à lutter contre la répression numérique transnationale fondée sur le genre :

  • Reconnaître le problème de la répression numérique transnationale et adopter et appliquer des politiques et des lignes directrices communautaires pour y remédier spécifiquement, y compris en ce qui concerne les aspects liés au genre;
  • Travailler en étroite collaboration avec les organisations de la société civile qui soutiennent les femmes dissidentes dans la diaspora ou en exil afin d’atténuer la répression numérique transnationale fondée sur le genre en élaborant et en transmettant des conseils et des outils adaptés en matière de sécurité numérique, en consultation avec ces organisations;
  • Mettre en place des canaux de signalement public accessibles et tenant compte des traumatismes, spécifiquement pour la répression transnationale numérique fondée sur le genre, qui atténuent le retraumatisme et incluent la possibilité d’obtenir un soutien humain, en veillant à ce que ces incidents soient identifiés et traités rapidement et de manière appropriée;
  • Faire des recherches et publier sur le secteur des technologies de surveillance commerciale11, rendre compte de manière transparente des menaces numériques provenant d’acteurs étatiques, et mettre ces données sous-jacentes et les informations connexes à la disposition des chercheurs indépendants qui étudient le secteur de la surveillance pour compte d’autrui;
  • Investir des ressources suffisantes pour comprendre et atténuer la façon dont les États militarisent le genre dans le cadre de campagnes de harcèlement en ligne et de désinformation visant les femmes défenseures des droits de la personne, les dissidents, les journalistes et d’autres membres de la société civile. En particulier, cela signifie qu’il faut embaucher des employés qui parlent couramment les langues des pays du Moyen-Orient, d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique et qui ont une compréhension sociale, culturelle et politique approfondie des différents pays de ces régions.

Organisations de la société civile

Les organisations de la société civile qui travaillent avec les femmes dissidentes en exil ou dans la diaspora sont également des acteurs clés dans la réponse à la répression transnationale. Les organisations de la société civile devraient s’efforcer de fournir les éléments suivants :

  • Informer les organismes gouvernementaux travaillant sur la répression transnationale numérique fondée sur le genre des types d’interventions qui pourraient être utiles aux membres de la communauté et du soutien nécessaire;
  • Faciliter et entretenir des réseaux de soutien pour les femmes dissidentes en exil ou dans la diaspora qui tiennent compte des vulnérabilités aggravées des femmes dissidentes en exil – plusieurs personnes interrogées ont indiqué que les expériences d’isolement social étaient atténuées par le fait de comprendre que d’autres femmes dissidentes en exil ou dans la diaspora subissaient les mêmes menaces et les mêmes répercussions;
  • Fournir, financer ou faciliter des services de counseling aux femmes dissidentes en exil ou dans la diaspora – plusieurs personnes interrogées ont fait part de leurs préoccupations concernant la santé psychologique et physique face à la répression transnationale numérique fondée sur le genre;
  • Inclure des éléments axés sur les risques fondés sur le genre et les risques intersectionnels dans le matériel général de formation et d’éducation à la sécurité numérique – les personnes interrogées ont indiqué que même si certaines d’entre elles avaient suivi des cours sur la sécurité numérique, le genre n’était pas un élément clé de ces formations;
  • Fournir des informations, une aide juridique et des conseils aux femmes dissidentes en exil ou dans la diaspora qui décident de signaler le ciblage aux forces de l’ordre ou à d’autres institutions de l’État hôte.

  1. Un pseudonyme a été attribué au participant afin de protéger son identité.↩︎
  2. Consultez Freedom House (sans date), « Transnational Repression », <https://freedomhouse.org/report/transnational-repression>; Nate Schenkkan et Isabel Linzer (2021), « Out of Sight, Not Out of Reach », Freedom House <https://freedomhouse.org/sites/default/files/2021-02/Complete_FH_TransnationalRepressionReport2021_rev020221.pdf>. « On coercion-by-proxy », consultez Fiona Adamson et Gerasimos Tsourapas (2020), « At Home and Abroad : « Coercion-by-Proxy as a Tool of Transnational Repression », Freedom House <https://freedomhouse.org/report/special-report/2020/home-and-abroad-coercion-proxy-tool-transnational-repression>.↩︎
  3. Masashi Crete-Nishihata, Jakub Dalek, Ronald Deibert, Seth Hardy, Katharine Kleemola, Sarah McKune, Irene Poetranto, John Scott-Railton, Adam Senft, Byron Sonne et Greg Wiseman (2014), « Communities @ Risk : Targeted Digital Threats Against Civil Society » The Citizen Lab <https://targetedthreats.net/>.↩︎
  4. Bill Marczak, John Scott-Railton, Adam Senft, Bahr Abdul Razzak, et Ron Deibert (2018), « The Kingdom Came to Canada : How Saudi-Linked Digital Espionage Reached Canadian Soil », The Citizen Lab <https://citizenlab.ca/2018/10/the-kingdom-came-to-canada-how-saudi-linked-digital-espionage-reached-canadian-soil/>; Access Now (2020), « From India to Rwanda, the Victims of NSO Group’s WhatsApp Hacking Speak Out »), <https://www.accessnow.org/nso-whatsapp-hacking-victims-stories/>.↩︎
  5. Noura Aljizawi, Siena Anstis, Sophie Barnett, Sharly Chan, Niamh Leonard, Adam Senft et Ron Deibert (2022), « Psychological and Emotional War : Digital Transnational Repression in Canada », The Citizen Lab <https://citizenlab.ca/2022/03/psychological-emotional-war-digital-transnational-repression-canada/>.↩︎
  6. Voir, par exemple, Henry, Nicola et Anastasia Powell (2015), « Embodied Harms: Gender, Shame, and Technology-Facilitated Sexual Violence », Violence Against Women 21(6); Suzie Dunn (2020), « Technology-Facilitated Gender-Based Violence: An Overview », Centre for International Governance Innovation <https://www.cigionline.org/publications/technology-facilitated-gender-based-violence-overview/>.↩︎
  7. Les méthodes de recherche appliquées dans ce rapport se sont concentrées sur la collecte de données par le biais d’entretiens semi-structurés avec des personnes interrogées qui se sont déclarées attaquées par leur pays d’origine. Dans la plupart des cas, nous nous sommes appuyés sur les déclarations des personnes interrogées pour comprendre la nature et l’effet perçus des menaces subies, au lieu de mener une enquête technique empirique sur chaque attaque décrite.↩︎
  8. Sarah Sobieraj (2020), « Constant Calibration (Preventative Labour) », dans Credible Threat : Attacks Against Women Online and the Future of Democracy, (Oxford University Press).↩︎
  9. Voir, par exemple, Freedom House (sans date), « Policy Recommendations : Transnational répression », <https://freedomhouse.org/policy-recommendations/transnational-repression>; Noura Aljizawi, Siena Anstis, Sophie Barnett, Sharly Chan, Niamh Leonard, Adam Senft et Ron Deibert (2022), « Psychological and Emotional War : Digital Transnational Repression in Canada », The Citizen Lab <https://citizenlab.ca/wp-content/uploads/2022/03/Report151-dtr_022822.pdf>; Siena Anstis, Ronald J. Deibert et John Scott-Railton (2019), « A Proposed Response to the Commercial Surveillance Emergency », Lawfare <https://www.lawfaremedia.org/article/proposed-response-commercial-surveillance-emergency>; Noura Aljizawi, Gözde Böcü, and Nicola Lawford (2024), « Enhancing Cybersecurity Resilience for Transnational Dissidents », Center for Long Term Cybersecurity <https://cltc.berkeley.edu/publication/cyber-resilience-for-transnational-dissidents/>.↩︎
  10. Cynthia Khoo (2021), « Deplatforming Misogyny : Report on Platform Liability for Technology-Facilitated Gender-Based Violence », Women’s Legal Education and Action Fund <https://www.leaf.ca/wp-content/uploads/2021/04/Full-Report-Deplatforming-Misogyny.pdf>; Suzor, Nicolas, Molly Dragiewicz, Bridget A. Harris, Rosalie Gillett, Jean Burgess et Tess Van Geelen (2018), « Human Rights by Design: The Responsibilities of Social Media Platforms to Address Gender-Based Violence Online », Policy & Internet 11(1).↩︎
  11. Mike Dvilyanski, Margarita Franklin et David Agranovich (2022), « Threat Report on Surveillance-for-Hire Industry », Meta (15 décembre).<https://about.fb.com/wp-content/uploads/2022/12/Threat-Report-on-the-Surveillance-for-Hire-Industry.pdf>.↩︎